La chaîne Arte a diffusé le 14 février 2014 un téléfilm relatant l’histoire d’un médecin légiste soupçonné du meurtre de son épouse. La diffusion de ce film s’inscrivait dans une expérience intéressante, en tout cas innovante, d’interaction avec le public : chaque jour pendant trois semaines, des éléments étaient mis en ligne fournissant des informations complémentaires : interviews des acteurs du téléfilm et de professionnels de la justice ainsi que neuf jurés sélectionnés au préalable par la production du téléfilm.
L’objectif poursuivi était de diffuser le 2 mars sur le site Internet de la chaîne une vidéo rendant compte des débats tenus au cours du délibéré fictif et du verdict prononcé à l’issue du délibéré. Il était aussi prévu de rendre compte du vote public des internautes en faveur de l’acquittement ou de la culpabilité du personnage fictif. Dans le cadre du présent article, on appellera l’ensemble l’expérience de fiction.
Le docteur Jean-Louis Muller se reconnaissant dans le personnage du téléfilm a saisi le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris (en référé d’heure à heure) pour obtenir la cessation de l’expérience en cause. L’assignation a été délivrée le 24 février, sur autorisation du 21, les débats se sont tenus le 26 février 2014. L’ordonnance de référé a été rendue le 27 février 2014 à 16 heures. L’ordonnance a été confirmée par un arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le lendemain de l’ordonnance, le 28 février, après une audience tenue le même jour.
Le docteur Müller a été acquitté définitivement le 31 octobre 2013 de l’accusation de meurtre de son épouse au terme d’un parcours procédural de 12 années.
Il fondait son action en référé sur une atteinte au droit au respect de la vie privée et sur la commission d’une faute délictuelle consistant à le dépeindre comme coupable.
En défense, la société production et le diffuseur ont développé trois ensembles d’arguments :
Ils ont d’abord demandé que l’action soit requalifiée en action pour diffamation (ce qui aurait permis d’obtenir la nullité de l’assignation en référé),
puis se sont opposés aux demandes en indiquant qu’il n’y aurait pas de confusion entre le docteur Müller et le personnage fictif du téléfilm,
et en s’abritant derrière la liberté de création des scénaristes (qui avait notamment dépeint le personnage fictif du téléfilm sous un jour assez peu sympathique).
Trois questions distincte sont abordées par l’ordonnance et l’arrêt : la diffamation, l’atteinte à la vie privée, les mesures pouvant/devant être ordonnées en référé.
L’ordonnance de référé a fait droit à la totalité des demandes du Docteur Müller et a rejeté la demande de nullité de l’assignation sur le fondement de la loi sur la diffamation.
L’arrêt a accueilli la demande de nullité sur le fondement de la loi sur la diffamation, mais a sauvé l’assignation a isolant les demandes fondées sur la violation de la vie privée, et a confirmé l’ordonnance pour le surplus.
On se limitera dans le cadre du présent article à évoquer les questions liées à la notion d’atteinte à l’intimité de la vie privée, et à la détermination des mesures prises par le juge des référés.
Sur l’atteinte à la vie privée : le demandeur indiquait qu’à côté des éléments fictifs, le téléfilm reprenait de nombreux éléments de sa vie, révélés notamment dans le cadre des trois procès d’assises qu’il a subis.
Il aurait été préférable pour le demandeur de distinguer précisément les éléments fictifs nés de l’imagination des scénaristes, et les éléments repris de la réalité. Les défenderesses ont d’ailleurs tenté sans succès d’obtenir la nullité de l’assignation pour imprécision de l’assignation.
L’arrêt et l’ordonnance retiennent tout d’abord que le scénario est la reprise quasi servile de l’histoire du docteur Müller. Il faut à ce sujet leur donner raison, les producteurs, diffuseurs et scénaristes l’avaient publiquement revendiqué.
Les deux décisions, concordantes sur ce point, décident ensuite que si des faits privés ont été révélés lors des procès, ils ne peuvent être repris dans une œuvre de fiction. Ces faits auraient pu être abordés dans un documentaire ou un article d’information, selon les deux juridictions. Un principe est posé : une création audiovisuelle peut s’inspirer de faits réels, et mettre en scène des personnes vivantes.
Mais, en l’absence d’accord exprès des personnes en cause, l’œuvre ne doit pas empiéter sur la vie privée de la personne. Les auteurs doivent donc notamment distinguer ce qui est fictif de ce qui est inspiré de la réalité.
On tente là de résumer l’attendu de principe de l’arrêt de la cour d’appel, et l’exercice est révélateur. Il est évident que si une œuvre mêle les faits réels et les faits imaginaires, elle ne peut empiéter sur la vie privée par la diffusion de faits imaginaires. La motivation est curieuse. Elle est critiquable sur ce point.
Les deux décisions rejettent l’argument de l’intérêt du débat public : l’œuvre de fiction (et au-delà, l’expérience interactive et collaborative sur internet) ne participant pas de la nécessité de l’information du public, la révélation de faits privés n’est pas justifiée. Il en aurait été autrement en cas de révélation dans un documentaire ou un article d’informations, sous-entendu dans un journal.
Les décisions rejettent aussi l’argument de l’œuvre pédagogique : les sociétés de production et de diffusion affirmaient avoir fait œuvre pédagogique par le biais de cette expérience de télévision. Les décisions décident que cet objectif pédagogique aurait aussi bien pu être atteint sur la base d’une œuvre de pure fiction et ne justifie pas la violation de la vie privée du demandeur.
On peut voir là de la part des juridictions d’appel et de première instance une vision réductrice du droit à l’information. Ce droit à utiliser des éléments de la vie privée (rappelons-le, débattus à trois reprises publiquement dans le cadre de procès d’assises) n’est reconnu qu’aux médias de l’ancien monde, mais ce droit est refusé à un téléfilm, et à un site internet collaboratif et interactif. Avec le recul, l’argument n’est pas sans rappeler la tendance de nombreuses juridictions à refuser le bénéfice des dispositions protectrices de la loi de 1881 sur la diffamation aux blogueurs à l’orée du XXIème siècle, sur la base du même argument : il existe une presse noble (papier, documentaire « classique ») et les modes modernes de diffusion (web 2.0 à l’époque, web 3.0 aujourd’hui) n’ont pas à en bénéficier. Un monde se meurt… un autre prend sa place, non sans mal.
Quant à l’autorisation de Monsieur Müller, notre opinion est que personne n’a à demander ce type d’autorisation, sauf à consacrer l’équivalent d’un « right of publicity » comparable à ce qui existe aux États-Unis. Même un individu a été acquitté (au terme, encore une fois, d’un parcours judiciaire particulièrement douloureux), un scénariste, un documentariste, un journaliste, n’ont pas à demander l’autorisation de cette personne pour s’inspirer de son cas.
La décision de principe étant prise par les juridictions, dans le sens d’une atteinte à la vie privée, le sujet était ensuite en pratique de déterminer les mesures réparatrices ou de nature à éviter la poursuite du trouble illicite.
Et sur ce point, il faut souligner le caractère excessif des mesures ordonnées.
En matière de diffusion de film, le juge des référés nous avait habitué à une plus grande protection des intérêts du diffuseur et la liberté d’expression, d’une part, et nous avait surtout habitué à doser les mesures ordonnées, d’autre part. Ainsi, dans de nombreuses jurisprudences, le juge des référés n’a pas interdit la diffusion télévisée mais a ordonné, par exemple, que la diffusion soit précédée d’un bandeau expliquant que les événements relatés dans le documentaire ou le téléfilm ont fait l’objet de telle ou telle décision de justice. Dans une affaire célèbre, un juge est même allé jusqu’à ordonner que la diffusion d’un film soit ponctuée de « bip » au moment où les personnages prononcent le nom d’un célèbre mouvement politique des années 70 (connu pour être le service d’ordre assez énergique d’un parti proche du pouvoir).
L’ordonnance le dit très clairement : aucun avertissement n’a été donné aux téléspectateurs aux internautes sur ce qui ressort de la fiction et de la vie du docteur Müller. En revanche, puisque les similitudes sont très grandes entre le personnage de fiction et le demandeur, le scénariste et les diffuseurs auraient dû prévenir le téléspectateur qu’ils faisaient œuvre de fiction et que le docteur Müller avait lui-même fait l’objet d’un acquittement devenu définitif.
C’est sur ce point que le juge des référés aurait pu prendre une décision parfaitement équilibrée en ordonnant que la diffusion du film soit précédée d’un bandeau (pendant 30 secondes par exemple) rappelant cette « vérité judiciaire » (expression employée dans l’arrêt) et rappelant aussi que même si le personnage fictif se rapproche du docteur Müller, de nombreux éléments ont été rajoutés par l’imagination des scénaristes.
Dans l’affaire ARTE, le lecteur-spectateur-internaute-citoyen gardera l’impression désagréable que l’institution judiciaire a voulu mettre fin à une expérience nouvelle : diffusion d’un téléfilm inspiré par une histoire réelle, se rapprochant d’un biopic américain, suivie d’une expérience sur Internet scandé jour après jour par de nouveaux éléments, suivi d’un vote d’un jury composé dans des conditions proches de la réalité par tirage au sort, mais aussi de votes du public.
N’est-ce pas le signe d’une institution en souffrance ? Celle qui interdit de manière totale la poursuite de cette expérimentation ?
Il faut espérer que la Cour de Cassation corrige le mouvement.
Elle peut le faire de deux manières. Soit en retenant que le fait d’imputer de manière transparente au docteur Müller un meurtre (même de manière dubitative) constitue une diffamation et d’en tirer toutes les conséquences, en annulant la totalité de la procédure.
Soit en retenant que les mesures adoptées par le juge des référés étaient excessives.
L’auteur de ces lignes n’a pas pour ambition de défendre à tout prix toute expérience nouvelle par la beauté de l’innovation. En souriant, on peut pas s’empêcher de penser que Robert Hossein eût été bien gêné dans les années 80 par les héritiers de Louis XVI qui aurait pu chercher à interdire les grands spectacles qui se terminaient par un vote sur la mort ou l’acquittement du roi…
Enfin, pour bien peser ce que ces décisions peuvent entraîner dans le champ de la création comme limites extrêmes, on ajoutera que sur 9 nominations aux Oscars dans la catégorie du meilleur film en 2014, six films sont inspirés de faits réels… (12 years a slave, American Hustler, captain Philipps, Dallas Buyers Club, Philomena, le loup de Wall Street).